Ibn Taïmiya et la philosophie
Au nom d’Allah, l’Infiniment Miséricordieux, le Très miséricordieux
Ibn Taïmiya et la philosophie
(Partie I)
Sheïkh el Islam ibn Taïmiya a dit : Etymologiquement, le terme philosophie signifie « amour de la sagesse ».[1] Il fait allusion aux philosophes grecs bien que toutes les civilisations ayant reçu un livre révélé ou non, ont leurs propres sages comme les religions païennes de l’Inde et la religion mazdéenne chez les Perses. Quant aux sages musulmans, ils incarnent les savants instruits dans les enseignements qu’Allah a révélés à Son Messager, et qu’ils mettent en pratique. L’Imam Mâlik disait à ce sujet : « La sagesse, c’est connaître la religion et la mettre en pratique. » Dans l’usage, le philosophe désigne le disciple de la pensée et de la sagesse grecque.[2]
Les Grecs maîtrisaient les sciences de la nature (ou physiques), les mathématiques, et l’astronomie dans une certaine mesure (étant donné qu’ils adoraient les astres). Quant au domaine de la théologie, Aristote et ses adeptes en parlaient très peu, sans compter que la plupart de leur discours était erroné dans ce domaine.[3] Les Grecs et les romains étaient des païens qui vouaient le culte aux idoles et aux astres. Aristote vécut trois cents ans avant Jésus-Christ et il fut le conseillé politique d’Alexandre fils de Philippe de Macédoine. Certains s’imaginent à tort qu’il serait Dhû el Qurnaïn dont le Coran fait mention. Contrairement à Alexandre le Grand, ce dernier était monothéiste. Il a vécu par ailleurs, bien longtemps avant Aristote et il parvint à l’extrémité de l’Orient et de l’Occident. Il a construit notamment la barrière qui retient actuellement Gog et Magog. Le Macédonien n’a jamais atteint ces limites et encore moins construit cette fameuse barrière.
Les romains et les Grecs adoraient donc le soleil, la lune et les étoiles pour lesquels ils consacraient des temples et érigeaient des statuts. Ils croyaient également à la magie à la manière de Nemrod fils de Canaan. Il reste des traces de cette forme de paganisme en Orient, sur les terres turques et celles du Khatâ (en Asie Centrale NDT) où les habitants érigent des statuts énormes de Nemrod. Ils s’accrochent des chapelets autour du cou et glorifient leur idole, sans oublier d’injurier l’Ami proche d’Allah Ibrahim. Ces pratiques existent dans le Shâm, en Égypte et en Iraq.
Ainsi, la plupart des pratiques polythéistes s’expriment de deux façons : par le culte des tombeaux et des idoles du monde inférieur comme ce fut le cas à l’époque de Noé, et le culte des astres du monde supérieur et la pratique de la magie comme à l’époque d’Ibrahim dont la mission fut destinée aux Chaldéens qui pratiquaient la plus grande forme de sorcellerie (l’astrologie). Harrân[4] était la cité des sabéens où Ibrahim serait né ; une autre hypothèse avance qu’il serait en fait venu d’Iraq. Ils construisirent plusieurs temples en hommage à la « cause première », au « premier intellect », au soleil, à la lune, etc. La religion chrétienne s’est installée à Harrân,[5] mais le sabéisme perdura jusqu’aux conquêtes musulmanes. Il reste toujours des philosophes sabéens dans le nord de l’Iraq et à Bagdad où ils exercent la profession de médecin et d’écrivain, mais certains d’entre eux ne se sont pas convertis à l’Islam. El Fârâbî est passé par Harrân au quatrième siècle de l’Hégire. Il s’est inspiré de sa culture philosophique auprès de ses habitants. Le philosophe sabéen Thâbit ibn Qurra (m. 288 h.) avait déjà fait le commentaire de « la métaphysique » d’Aristote. Cet ouvrage est déjà passé entre mes mains et renferme d’énormes erreurs.
Il existe deux sortes de sabéens : les monothéistes et les polythéistes. Les monothéistes étaient soumis aux lois de la Thora puis à l’Évangile avant leur abrogation. À la première époque, les sabéens suivaient la religion d’Ibrahim fidèle à Dieu (Hanîf). Par la suite, ils ont innové certaines formes d’associations et ils sont devenus païens. Les anciens Grecs adoraient un seul dieu et ils reconnaissaient qu’Allah avait créé l’univers. En fait, tous les païens en général, que ce soit les hindous ou les Arabes, étaient convaincus de la formation de l’Univers.[6]
Aristote serait le premier à avoir soutenu la prééternité de l’univers. L’historiographe Mohammed ibn Yûsuf el ‘Âmirî assume que les anciens Grecs se rendaient sur les terres de Palestine où ils prenaient le savoir des adeptes des prophètes comme Sulaïmân et Dâwûd. Pythagore aurait rencontré Luqmân le sage. Par contre, Aristote n’a jamais voyagé sur la terre des prophètes et en cela, il ne fut pas aussi influencé par la prophétie que ses devanciers. Les premiers Grecs en effet reconnaissent que le monde a une origine, et qu’il existe un autre monde au-dessus de l’univers qu’ils décrivent comme le Paradis dont fait mention la Révélation. Des philosophes comme Socrate et Thales conviennent de la résurrection du corps.[7]
Les philosophes musulmans comme Averroès et Avicenne ont cherché à pallier au manque d’intérêt que les Grecs portaient à la « théologie ». Inspirés par les adeptes du Kalâm (école qui devance la raison aux textes révélés NdC) dans ce domaine, ils cherchaient à rapprocher entre la révélation et la pensée grecque. Ils faisaient croire que les principes de la philosophie n’allaient pas à l’encontre de la prophétie, mais ils étaient convaincus au fond d’eux-mêmes que le discours prophétique concernant le divin et la résurrection était métaphorique et imaginaire. Il aurait pour but de rapprocher certains entendements au commun des hommes afin d’améliorer leur vie sur terre, bien qu’au même moment il serait éloigné de la réalité. En cela, les prophètes auraient le droit de mentir. Ainsi, la force imaginative ou hallucinatoire serait l’une des plus grandes caractéristiques de la prophétie. Malheureusement, la plupart des gens ne pénètrent pas les implications de leur discours, surtout dans la mesure où il fut enrobé par un vocabulaire islamique.[8]
El Fârâbî (m. 339 h.) est le premier philosophe musulman à élargir les notions de la théologie grecque, aux enseignements de l’Islam comme dans son livre Ârâ el Madîna el Fâdhila. Il est considéré comme le « deuxième philosophe » après Aristote.[9] Avicenne ou Ibn Sînâ (m. 428 h.) a résumé la pensée aristotélicienne et péripatéticienne à laquelle il ajouta un discours religieux qui lui fut inspiré par les adeptes du Kalâm. Il a réussi ainsi à donner plus de cohérence au discours des anciens, étant donné qu’il fut plus imprégné de la lumière prophétique.[10] Des penseurs comme e-Râzî et e-Tûsî (m. 672 h.) ont commenté son œuvre el Ishârât wa e-Tanbihât, mais ces derniers n’ont pas toujours pénétré les subtilités de son discours. Averroès ou Ibn Rushd (m. 520 h.) fut fanatisé par la pensée d’Aristote à tel point qu’il lui chercha des circonstances atténuantes sur ses pensées les plus éloignées de l’Islam.[11] Averroès est toutefois plus précis qu’ibn Sînâ quand il s’agit de rapporter les tendances des premiers philosophes. Dans son livre el Mu’tabar fî el Hikma, Ibn Mulkâ (m. 560 h.) réfute remarquablement certaines pensées d’Aristote. Il se distingue pour rapporter scrupuleusement les paroles d’Aristote à partir de ses œuvres originales. Doté d’un grand esprit d’analyse, il fut parmi les philosophes affiliés à l’Islam ayant le discours le plus pertinent et le plus proche de la vérité. Contrairement à ibn Rushd et à ibn Sîna, il ne s’attache pas aveuglement à la pensée du « Philosophe » et des péripatéticiens. Il avait une approche rationnelle des écrits du disciple de Platon et fut plus éclairé par la révélation que ses prédécesseurs étant donné qu’il vécut à Bagdad au milieu des traditionalistes.[12]
Ibn ‘Arabî (m. 638 h.) fut influencé par la pensée d’ibn Sînâ,[13] mais ibn Sibrîn (m. 669 h.) était plus versé en philosophie que ce dernier. Il a d’ailleurs développé les notions du monisme ou panthéisme (Wihdatu el Wujûd) comme personne ne l’avait fait avant lui.[14] L’un de leur savant m’a même demandé de lui expliquer Lawh el Asâla, l’une des œuvres d’ibn Sibrîn qui fut réservée au cercle des initiés et dont je ne connaissais pas l’existence.[15] El Ghazâlî (m. 505 h.) quant à lui, alimente son discours philosophique avec le vocabulaire des soufis qui ne peuvent distinguer en le lisant entre le vrai et le faux, entre le dogme musulman et la pensée helléniste et sabéenne. En définitive, il ramène les mêmes implications qu’ibn ‘Arabî et ibn Sibrîn qui ne font aucune distinction entre le Créateur et Sa création, [16] bien qu’il s’est donné la vocation de réfuter la philosophie. En fait, ses opinions sont très instables et elles varient d’une œuvre à l’autre ; dans certaines œuvres, il fait la critique acerbe de la philosophie, mais dans d’autres œuvres, il la rejoint dans certains principes en essayant pour le moins maladroitement de concilier entre la sagesse helléniste et la prophétie.[17] Abû Hâmid fut un admirateur de la logique grecque, il prétend l’avoir apprise de la langue des prophètes, mais en fait il l’a trouvée dans les livres d’ibn Sînâ, qui s’inspire directement des œuvres d’Aristote.[18]
Voir Mawqif Sheïkh el Islam ibn Taïmiya min el Falâsifa par le D. Sâlih el Ghâmidî
Ibn Taïmiya et la philosophie
(Partie II)
E-Shihristânî (m. 548 h.) pour sa part, était l’un des adeptes du Kalâm (école qui devance la raison aux textes révélés), les plus versés en hérésiographie. Malgré cela, il reste perplexe devant certaines énigmes que soulève la théologie. C’est pourquoi, il les expose sans faire de choix.[19] Par ailleurs, il n’était pas familiarisé à la pensée d’Aristote et des anciens Grecs. Il s’appuie uniquement sur les livres d’ibn Sînâ pour témoigner de leurs idées[20]. S’il est vrai qu’il répond à certaines idées fausses des philosophes, il leur concède néanmoins certains principes tout aussi faux. En cela, son débat avec ces derniers est sans grande consistance[21]. E-Razî (m. 606 h.) ressemble dans une large mesure à el Ghazâlî dans sa versatilité et ses contradictions. Quoi que ces deux penseurs ne soient pas des exceptions, car bien que les « scolastiques » en général s’adonnent à des polémiques sans fin, ils ne se tournent quasiment jamais vers les textes scripturaires de l’Islam[22]. E-Râzî avait un penchant pour les philosophes athées, bien que leur pensée lui fût principalement transmise par l’intermédiaire d’ibn Sînâ et d’Abû el Barakât ibn Mulkâ[23]. Le plus versé dans les sciences du Kalâm et de la philosophie à son époque, el Âmûdî (m. 631 h.) était le penseur dont la croyance était plus proche des principes de l’Islam[24]. Comme la plupart des Mutakallimûn, ibn Sînâ était la référence à travers laquelle il avait accès à la pensée grecque.[25]
El Abharî (m. 663 h.) était très à l’aise dans le domaine de la philosophie et de l’observation. Ces contemporains le préféraient à son coreligionnaire el Armawî (m. 682 h.). El Abharî a pris plus qu’un autre, la défense de la philosophie contre les Ash’arites et les Mu’tazilites[26]. Mais il ne concède pas à ces devanciers que le monde est ancien, et réfute ce concept à travers une analyse qui reprend les mêmes arguments que les nôtres. Il avait donc plus d’affinité avec la religion musulmane[27]. Son contemporain el Armawî réfutait souvent les idées de Râzî, en utilisant ses propres paroles contre lui étant donné qu’il se contredisait énormément d’un livre à l’autre. Cela lui fut donc chose facile, mais il est à noter que parfois el Armawî comprenait mal les intentions de son adversaire. Il arrivait même que ses réfutations manquent de consistance et qu’elles passent carrément à côté de la vérité.[28]
[En définitive], el Fârâbî, ibn Sînâ, e-Sahrawandî, Abû Bakr ibn e-Sâigh, et ibn Rushd s’inspiraient uniquement des péripatéticiens qui furent les disciples d’Aristote, leur maître à penser qui est à l’origine de l’essor du Mantiq (la logique grecque). Ces idées sont reprises par el Ghazâlî dans Maqâsid el Falâsifa et sa réfutation e-Tahâfut ; elles sont reprises également par e-Râzî dans el Murakhkhas et el Mabâhis el Mashraqiya, et par el Âmûdî dans Daqâiq el Haqâiq wa Rumûz el Kunûz[29]. Pour cerner la philosophie, il n’est donc pas suffisant de regarder dans les œuvres des penseurs musulmans étant donné que la philosophie est bien plus vaste et elle ne s’arrête pas à la pensée d’Aristote, surtout si l’on se penche sur la pensée des anciens Grecs[30]. Le fait est qu’ils n’en avaient aucune connaissance et qu’ils ne l’ont pas rapporté dans leurs œuvres. C’est pourquoi, il convient à l’observateur de se tourner vers les œuvres des historiographes musulmans pour mieux appréhender l’évolution de la philosophie et avoir accès aux diverses écoles de pensée[31].
El Maqâlât d’Abû ‘Îsâ el Warrâq (m. 247 h.) est l’un des premiers livres d’hérésiographie. Bon nombre d’opinions philosophiques qu’il recense sont inexistantes chez les auteurs qui s’inspirent d’ibn Sînâ tels qu’el Ghâzâlî, e-Shihristânî, et d’e-Râzî[32]. Il inspira les hérésiographes qui vinrent après lui à l’instar d’e-Nûbakhtî, el Ash’arî, et d’e-Shihristânî.[33] Malgré la multitude d’opinions qu’elles rapportent, les œuvres du genre ne se penchent jamais vers les opinions des prédécesseurs musulmans non qu’ils n’aient pas voulu les citer, mais tout simplement parce qu’ils ne les connaissaient pas[34]. e-Nûbakhtî (m. 310 h.) a écrit el Ârâ wa e-Diyânât dans lequel il réfute intelligemment la logique aristotélicienne[35]. Abû el Hasan el Ash’arî (m. 324 h.) est l’auteur de Maqâlat ghaïr el Islâmiyîn, qui est plus volumineux que Maqâlat el Islâmiyîn.[36] Il y rapporte certaines opinions et divergences des philosophes grecs dans les mathématiques et les sciences de la nature, omises par des grands auteurs comme el Fârâbî et ibn Sînâ. Son œuvre est plus enrichissante que celle d’e-Shihristânî (m ; 548 h.) auteur d’el Milal wa e-Nihal, car il était plus précis et plus scrupuleux dans sa retranscription des textes originaux[37]. Il était plus érudit dans le domaine de l’hérésiographie sans compter qu’il connaissait mieux l’orthodoxie musulmane, et qu’il avait un savoir plus étendu en général que ce dernier…[38]
Voir Mawqif Sheïkh el Islam ibn Taïmiya min el Falâsifa par le D. Sâlih el Ghâmidî
Traduit et adapté par :
Karim ZENTICI
Relu par Abu Hamza Al-Germâny
Publié par le bureau de prêche de Rabwah (Ryadh)
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[1] Manhaj e-Sunna (1/359).
[2] E-Safdiya (2/325).
[3] E-Rad ‘alâ el Muntiqyîn (323-324).
[4] Harrân est la ville natale d’ibn Taïmiya. À l’âge de six ans, il prit la route de Damas au sein de sa famille pour échapper aux invasions mongoles. Il est intéressant de comparer cet événement avec l’annonce prophétique disant : « Il y aura émigration après émigration, et les hommes (dans une version les meilleurs hommes) vont se réfugier sur la terre d’émigration d’Ibrahim. » Rapporté par Ahmed (1/83, 198, 199). Ibrahim en effet a dû fuir d’Iraq pour se réfugier sur les terres du Shâm. Les mauvais événements sont souvent précurseurs d’événements heureux. Est-ce une bonne nouvelle à une époque où bon nombre d’Irakiens se sont installés en Syrie en vue d’échapper aux invasions… anglo-saxonnes ?
[5] Hélène la mère de l’Empereur Constantin était originaire de Harrân. Les savants et les moines chrétiens se sont rendus compte que les romains et les Grecs n’allaient pas se détacher facilement du paganisme. C’est pourquoi, ils leur ont confectionné une religion à mi-chemin entre celle des prophètes et celle des païens. (Voir : E-Rad ‘alâ el Muntiqyîn (335).
[6] Idem. (328-334).
[7] Voir Mawqif Sheïkh el Islam ibn Taïmiya min el Falâsifa par le D. Sâlih el Ghâmidî (250-251).
[8] Voir : e-Safdiya (1/237).
[9] Voir : el Jawâb e-Sahîh (3/214-215), et Majmû’ el Fatâwâ (2/82).
[10] Manhâj e-Sunna (1/347-348).
[11] Voir : Dar Ta’ârudh baynal‘Aql wa e-Naql (9/333, 397, 401).
[12] Idem. (3/324) et (9/397-416).
[13] Voir : e-Safdiya (1/265).
[14] Idem. (1-302-303).
[15] Idem.
[16] Jâmi’ e-Rasâil (1/164).
[17] Manhâj e-Sunna (1/356-357).
[18] Voir : E-Rad ‘alâ el Muntiqyîn (14-15).
[19] Manhâj e-Sunna (5/269-270).
[20] E-Rad ‘alâ el Mantiqyîn (105).
[21] Bayân Talbîs el Jahmiya (1/8).
[22] Dar Tarârudh el ‘Aql wa e-Naql (1/325-375).
[23] Majmû’ el Fatâwâ (5/570).
[24] Nagdh el Mantîq (156).
[25] Dar Ta’ârudh baynal ‘Aql wa e-Naql (3/66).
[26] Idem. (1/385).
[27] Idem. (1/387).
[28] Idem. (1/345).
[29] Idem. (1/157).
[30] Idem. (1/57).
[31] Voir : Manhâj e-Sunna (5/283).
[32] Idem. (5/283-284).
[33] Idem. (2/516).
[34] Idem. (5/268).
[35] Idem. (5/268).
[36] Idem. (2/224).
[37] Idem. (5/383).
[38] E-Nubuwwât (220).
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